Certes, à 65 ans, la retraite de "l'empereur du vin" n'est pas inconcevable, mais le montant qui circule pour la transaction (15 millions de dollars pour une revue bimestrielle de 50 000 abonnés) montre l'impact de Parker. Ce sont surtout les millions de reprises de ses notes dans des documents commerciaux et dans les mises en avant chez les cavistes qui ont fait rayonner le goût de Robert Parker sur les principaux marchés du vin, et plus particulièrement le marché américain. De nombreux cavistes ont l'habitude de dire : "un vin qui obtient plus de 95/100 chez Parker, on ne peut plus en acheter, et un vin qui obtient moins de 95/100, on ne peut pas le vendre."
Comment devient-on le critique vin le plus influent du monde ?
Rien ne prédestinait Robert Parker à devenir le gourou tant redouté des vignobles. Il découvre le vin en France parce que le Coca Cola y était plus cher. Il se passionne pour la dégustation, décide d'abandonner son métier d'avocat et crée une lettre d'information pour amateurs passionnés. Son innovation porte sur son système de notation sur 100 points (système qui a été depuis largement repris par de nombreux critiques), avec comme principe une dégustation à l'aveugle et l'utilisation de la même grille quel que soit le vin.
Tous les vins, notés sur 100, ont droit d'office à 50 points, quelle que soit leur qualité. Ensuite la robe est notée sur 5, le nez sur 15, la bouche sur 20 et le niveau général de qualité et d'aptitude au vieillissement sur 10. Au-dessous de 70, les vins sont déclarés "inférieurs à la moyenne"; et "inacceptables" de 50 à 59, alors qu'entre 70 et 79 ils sont jugés moyens, bons entre 80 et 89, exceptionnels entre 90 et 95 et extraordinaires entre 96 et 100. Ses notes sont accompagnées de commentaires de dégustation mais ce n'est souvent que la note qui est reprise. Ce système basique est simple à comprendre et a fourni à des consommateurs débutants une aide à l'achat : il est facile d'admettre que 95, c'est mieux que 94.
Mais c'est aussi un très bon timing qui a permis à Robert Parker de s'octroyer cette position de gourou. Son goût était représentatif de ce qu'attendait le consommateur de vin débutant, particulièrement sur le marché américain. Il a gagné la reconnaissance des professionnels en jugeant très bien le millésime 1982 à Bordeaux alors que de nombreux critiques l'avaient mal noté. Ce jugement précoce d'un millésime mythique mais aussi sa francophilie lui ont ouvert les portes très fermées des châteaux bordelais. C'est souvent le seul critique vin connu, encensé ou détesté, mais reconnu.
Les crus "en100cés"
Dans les faits, ses notes vont de 70 à 100. Mais c'est surtout ses 100/100 qui lui ont donné cette aura. Il est fort à parier qu'un critique français n'aurait pas osé donner le chiffre de la perfection. Faire partie des 100/100 est un graal pour les producteurs. On peut noter que les vins de la vallée du Rhône ont été particulièrement honorés alors qu'aucun Champagne ne fait partie de cette catégorie d'élite. Robert Parker affirme goûter plus de 10 000 vins par an, avec un goût plus affirmé pour les vins rouges.
C'est surtout ses principes affichés (figurant en bonne place sur son site Internet) qui lui ont permis de crédibiliser sa démarche, même s'il a été attaqué pour non-respect de ceux-ci, notamment de la part de collaborateurs. Ses principes sont l'indépendance (achat des vins et pas de publicité dans le guide ou la lettre, pas d'acceptation d'invitation et de prise en charge des frais d'hospitalité) et le courage. Il se réclame de la philosophie de Raph Nader, définit sa dégustation comme démocratique (uniquement sur la base de ce que contient la bouteille) et refuse les dégustations collectives.
La "parkerisation"
Pasteur a donné son nom à la pasteurisation, Parker à la parkerisation. Cette dénomination est pour beaucoup la version œnologique de l'impérialisme américain. Y a-t-il un goût Parker ? Oui, mais c'est aussi le goût du marché, prioritairement du marché américain, qui a fait les beaux jours de l'industrie viticole ces 20 dernières années.
De nombreux chercheurs se sont penchés sur l'effet Parker pour étudier les corrélations entre les prix et les notes de Parker, et pour analyser le vocabulaire utilisé dans les commentaires de dégustation. Les termes les plus usités sont "riche", "intense", "concentré" et "épicé". Ce qui correspond typiquement à des profils de vins tels que les vins de Bordeaux ou de Châteauneuf du Pape. Cependant, son goût évolue avec le temps vers des vins plus fins et élégants. En ce sens on ne sait pas si c'est l'œuf ou la poule, mais le marché lui aussi évolue dans ce sens.
Il existe de nombreux critiques talentueux et sérieux mais aucun n'a réussi à obtenir une telle notoriété et une telle influence.
La migration de la critique vers l'Asie
Le transfert à Singapour de la lettre The Wine Advocate pose un certain nombre de problèmes et remet en cause le modèle Parker. La lettre ne va plus être éditée sous un format papier mais sous format électronique et la publicité sera admise (même si a priori ce sont des publicités hors vins qui sont prévues, mais pour combien de temps ?). L'objectivité de la subjectivité de Robert Parker a contribué à son succès. Comment va réagir le consommateur ? Quelle confiance va-il attribuer à la future notation des vins ?
Avant Parker, les journalistes anglais étaient ceux qui faisaient la critique du vin. Tout naturellement, la critique a traversé l'Atlantique pour suivre la puissance des marchés. Demain (dès aujourd'hui pour certains vins), c'est l'Asie qui fera le marché du vin, avec une consommation locale mais aussi une production locale en Chine. Il devrait donc émerger une critique asiatique avec des "règles du jeu" adaptées au contexte du marché et de nouveaux critiques qui sauront juger des vins en congruence avec les attentes des consommateurs de ces marchés.
Pour l'instant, un critique tel que Parker n'est pas encore identifié, mais on peut se demander s'il est encore possible dans un marché mondialisé d'avoir un seul homme ou femme capable de prendre la place de Robert Parker et d'être l'unique juge de la supériorité œnologique des vins. Quelles conséquences pour les producteurs ? Quel style de vin sera valorisé ? Quelles régions seront mises en avant ? Quel avenir pour les "chouchous" du moment ?
Pour une petite entreprise commencée grâce à un prêt familial, ayant fait la fortune de certains producteurs et spéculateurs, développé la notoriété d'appellations et changé la face du monde viticole et la vie d'un avocat : voilà un drôle d'héritage pour la critique du vin.
Source: Trad'Consulting par Joëlle BROUARD via www.huffingtonpost.fr